
Grande dame de l’univers culinaire en Italie, Paola RICAS a été durant un quart de siècle la directrice de la célèbre revue « La Cucina Italiana ». Pendant ces 25 ans, elle a goûté chaque recette publiée. Paola RICAS vit à Milan, où elle est née. Francophile depuis l’enfance, lorsque sa nourrice l’emmenait chaque été sur la Côte d’Azur, qu’elle fréquente toujours assidûment, ou sur la côte normande. Avant de se diplômer en lettres modernes – français, elle avait commencé à écrire pour des journaux. Cette expérience a déterminé son choix pour l’écriture plutôt que l’enseignement. Avant de prendre la direction de « La Cucina Italiana », elle n’avait déjà pas moins été que rédactrice en chef d’une revue de mode durant 15 ans. Son élégance éblouissante et sa fermeté lui vaudront d’être amicalement surnommée « le diable en Prada[1] ». Pour cerner la personnalité de Paola RICAS, une anecdote : pour célébrer sa majorité, à l’âge de 21 ans, son père, notamment peintre et graphiste réputé, lui laisse le choix entre un collier de perles, un manteau de fourrure, un tableau. Paola se félicite encore aujourd’hui d’avoir choisi cette peinture de Giorgio De Chirico, personnellement dédicacée, dont la contemplation la réjouit quotidiennement…
Pour faire connaissance avec Niko ROMITO (restaurant REALE, 3 étoiles au guide Michelin, restaurant du Bulgari Hôtel Paris) : ici.
Rappelez-nous vos premiers rapports avec la cuisine
Maman était originaire de Rome, c’était une bonne cuisinière. Mon père était né dans la Valtellina (Italie du nord), lui-même fils d’une Émilienne, qui maîtrisait la pasta fesca (tagliatelle, lasagne), et bien sûr les tortellini. Ils n’étaient pas grands gastronomes, mais appréciaient la cuisine familiale, tout comme moi.
J’aime comprendre ce que je mange, je n’apprécie pas la cuisine trop compliquée.
Dans le premier journal d’économie agricole pour lequel j’ai travaillé, j’ai eu l’idée d’une page dédiée à la femme, où j’abordais les préoccupations de celles vivant à la campagne. Je proposais une recette de cuisine chaque mois, que je me faisais expliquer par ma mère ou ma grand-mère. À cette époque-là, je ne savais pas cuisiner, à tel point que lorsque je me suis mariée, j’étais à peine capable de cuire un œuf !
J’avais 37 ans, quand un éditeur m’a contactée pour être directrice du magazine « La Cucina Italiana ». J’avais déjà occupé un poste de rédactrice en chef, mais je connaissais très peu la cuisine et l’univers de la gastronomie…
Racontez-nous l’aventure « La Cucina Italiana »
Quand je suis arrivée en 1981, la revue était imprimée en noir et blanc, le style était poussiéreux. La première bataille à mener était de passer à la couleur, ce qui coûtait plus cher…Pourtant, les éditeurs m’ont suivi car eux aussi voulaient un magazine qui soit beau, soigné, avec de belles photos, une impression de qualité. Pari gagné car les lecteurs témoignaient souvent qu’ils achetaient la revue, parce qu’elle leur faisait venir l’envie de cuisiner. A l’occasion d’une couverture avec une photo de spaghetti, quelqu’un m’a même dit qu’il avait éprouvé l’envie d’y plonger une fourchette ! Les photos sont très importantes, et j’ai eu l’idée de réunir pour chaque visuel de recette, les ingrédients essentiels pour qu’en feuilletant, on puisse se dire « j’ai ces ingrédients, je peux reproduire la recette ». À cette époque-là, le magazine se démarquait nettement. C’était comme la bible de la cuisine.
Lorsque la rédaction s’est agrandie et qu’il a fallu déménager dans les nouveaux locaux, j’ai eu champ libre pour aménager la cuisine laboratoire dans le nouveau bâtiment. J’ai donc choisi une pièce très grande, avec de longs murs, 3 fenêtres ; le plateau photo, les bureaux étaient tout autour, elle était équipée non pas comme une cuisine de restaurant mais comme à la maison, avec 2 cuisinières, 2 fours, un micro-ondes, 4 congélateurs, 4 réfrigérateurs, des robots… Je sélectionnais de jeunes chefs de l’école hôtelière qu’il fallait former, il y en avait toujours 4 ou 5, avec la responsable de la cuisine, et un styliste culinaire pour les photos. C’était complexe, il fallait trouver un thème de saison chaque mois, avec une série de rendez-vous quotidiens sur une semaine : antipasti, primi, poissons, viandes, légumes, desserts. Ça devait être cohérent et correspondre à ce qu’une personne pouvait cuisiner à la maison. Par exemple, en automne, on abordait les châtaignes. Pour les fêtes de fin d’année, il y avait deux numéros, un dédié à la cuisine et l’autre à la décoration de la maison, de la table, des suggestions de cadeaux à faire et à préparer : confitures, biscuits, sauces…
Il y avait une rubrique « Cuisine rapide » (le plat devait pouvoir être prêt en 20 à 30 minutes). À l’époque, au supermarché il n’y avait pas les surgelés, les plats cuisinés, le pesto en bocal, la pâte feuilletée déjà prête…
Nous avions imaginé aussi une rubrique « Scuola di cucina »[2] où on expliquait comment lever les filets d’un poisson, préparer les fruits de mer, cuisiner les différentes pièces de viande…
Chaque mois, était publiée la fiche d’un produit Slow Food.
Nous suggérions aux lecteurs de manger sainement, partant du principe que la santé se joue à table : privilégier l’huile d’olive extra vierge crue plutôt que le beurre, les légumes, les épices, les herbes aromatiques… Nous travaillions en collaboration avec des chefs comme Davide Oldani, et des médecins, des diététiciennes pour donner des recettes bonnes pour la santé et le bien-être.

Des rencontres qui vous ont marquée ?
En Italie, on commençait à parler de nouvelle cuisine, mais c’était suspect ! En 1981, j’ai fait la connaissance de Gualtiero Marchesi[3], un homme très cultivé, passionné de musique, peinture, sculpture, ce qui nous a rapprochés. J’allais souvent le voir, il m’expliquait comment il concevait la cuisine. Il parvenait à établir une harmonie entre des ingrédients simples, comme les spaghetti, et des sauces raffinées, par exemple au caviar.
Je mentionnerais aussi Giovanni Rana, un homme très simple, qui a eu de l’intuition. Il a commencé avec un petit laboratoire où il préparait des pâtes fraîches avec sa femme. Avec le succès, il a dû produire plus, c’est alors qu’il a demandé à un ingénieur de concevoir une machine pour les ravioli. Il a eu le brevet. Désormais, il est connu dans le monde entier. Il continue à imaginer des nouvelles recettes de farces.
J’ai connu les plus fameux chefs de l’Italie et de l’étranger, j’ai découvert très tôt, et interviewé Massimo Bottura (Osteria Francescana à Modène, 3 étoiles Michelin). J’ai connu et j’estime beaucoup Niko Romito(Reale à Castel di Sangro, 3 étoiles Michelin), Gennaro Esposito (La torre del Saracino à Vico Equense, 2 étoiles Michelin), Moreno Cedroni (La Madonnina del pescatore à Seniglallia, 2 étoiles Michelin), Davide Palluda (All’Enoteca à Canale, 1 étoile Michelin), Emanuele Scarello (Agli Amici 1887 à Udine, 2 étoiles Michelin), Pino Cuttaia (La Madia à Licata, 2 étoiles Michelin).
Vos plats et restaurants favoris ?
Les gnocchi alla romana de ma mère. Elle préparait aussi des spécialités romaines comme la coda alla vaccinara[4], la cervelle aux artichauts, et cuisinait d’excellents rôtis. Elle faisait aussi de petites polpette de viande, parmesan œuf, marjolaine, poêlées, qu’on appelle mistocchine. Le mistocchine della nonna est le plat préféré de mes enfants, neveux, petits-enfants.
J’ai une passion pour le riz, que je me prépare 2 à 3 fois par semaine, du Venere aux crevettes, du Vialone Nano, du Carnaroli, du Camarguais, agrémentés de crème de potiron, d’épinards, d’artichauts, de courgettes… Le riz est comme une page blanche, une toile pour un peintre.
Le dernier risotto mémorable que j’ai mangé, c’était à Milan chez Daniele Canzian (via Castelfidardo, 7), qui a travaillé aux côtés de Gulatiero Marchesi, il le prépare avec du jus de viande et de la réglisse.
J’aime infiniment la polenta aussi.
Je ne mange pas les abats, ni de gibier, je suis contre la chasse.
Un restaurant que j’apprécie particulièrement est celui d’Alfonso Iaccarino, à Sant’Agata Sui Due Golfi (Don Alfonso 1890). Maintenant, c’est son fils qui est au piano, mais Alfonso s’occupe toujours du potager, il y cueille chaque jour tomates, aubergines, avec vue sur Capri et les fleurs de câprier.
Une curiosité à mentionner : à Milan, ils ont ouvert dans la Gare Centrale une vingtaine de kiosques qui proposent des plats à base de riz, des panini, de la socca/farinata, des tripes comme à Florence, des ravioli chinois, du baba au rhum, des plats signés du restaurateur à succès comme Joe Bastianich.
Un lieu à visiter impérativement en Italie ?
Toute l’Italie.
Mon père a été président du Touring Club Italien, il avait réalisé un guide sur les petits bourgs, comme Sabbioneta (Lombardie), Treviso (Vénétie), et beaucoup d’autres. L’Italie est riche en cités d’art et en petites localités pittoresques, mais les Italiens ne sont pas doués pour promouvoir ce qu’ils ont de meilleur.
Une œuvre, un artiste ?
Mon père Riccardo RICAS qui a été futuriste[5], il a travaillé dans la publicité. Il m’offrait des tableaux des artistes qu’il fréquentait, quand j’étais petite il m’amenait avec lui chez ses amis peintres et à la fin de la journée si j’avais été sage, je pouvais choisir des dessins qu’ils me dédicaçaient.
Il y a 10 ans, il aurait eu 100 ans, mon fils Giorgio qui a adoré son grand-père, a eu l’idée de monter une exposition de 30 de ses tableaux, auxquels étaient associées des vidéos, enregistrées de son vivant, dans lesquelles il commente ses œuvres.
J’aime fréquenter les galeries d’art, les musées, expositions. J’apprécie particulièrement l’œuvre du peintre sicilien Renato GUTTUSO, et la peinture de Salvador DALI, de Mario SIRONI, Giorgio MORANDI, Fortunato DE PERO, Umberto BOCCIONI…
Est-ce que vous appréciez la cuisine japonaise ?
J’ai voyagé au Japon à deux reprises, je suis allée à Tokyo, à Kyoto, j’ai visité le marché aux poissons à 5h du matin, j’ai goûté la soupe au miso et aux algues, j’ai suivi la criée, il y avait une telle quantité de poissons, et de fruits de mer, de dimensions hors du commun, je me serais crue dans un autre monde.
Je n’aime pas le tofu, mais j’apprécie la sauce soja que j’utilise très souvent.
Un mot sur la cuisine française ?
Je la trouve très lourde. Un dîner en France ne se termine jamais sans fromage et dessert.
En Italie, les origines de la cuisine sont paysannes, alors qu’en France elles viennent des palais de la noblesse. La cuisine italienne est très proche de la terre. Elle utilise toujours les produits de la campagne.
À Nice et sur la Côte d’Azur, il y a de l’ail dans tous les plats !
Je peux mentionner un petit bistrot, La merenda (4 Rue Raoul Bosio, Nice), tenu par Dominique Lestanc, il officiait au Negresco à l’arrivée de la 2e étoile. Sa cuisine est régionale, paysanne, très simple et excellente, comme je l’aime.
Les mots de la fin ?
J’ai un projet de livre dont le titre sera « Promesse mantenute[6] », un choix des meilleurs articles de la rubrique « Saranno famosi[7] » de « La Cucina Italiana ». On invitait une fois par mois un chef propriétaire qui venait dans notre laboratoire préparer un menu dégustation de 4 plats, qu’il réalisait sous nos yeux, avec les produits de sa région qu’il apportait : poisson, légumes, spécialités. Par la suite, ils ont reçu des distinctions, ils sont devenus célèbres. C’est que nous avions en effet repéré des chefs qui ont tenu leurs promesses !

[1] En référence au film Le diable s’habille en Prada où Meryl Streep endosse le rôle d’une directrice d’un magazine de mode au caractère tyrannique et caractériel.
[2] École de cuisine
[3] Grand chef, instigateur de la nouvelle cuisine en Italie
[4] Ragoût de queue de boeuf
[5] Mouvement artistique né en Italie au début du 20e siècle
[6] Promesses tenues
[7] Ils connaîtront le succès